«Cette drogue est une calamité sans précédent, qui parasite l'éthique américaine, constate l'agent Steve Freng, un psychologue recruté par la Drug Enforcement Administration, la police fédérale antidrogue, pour organiser de Seattle un véritable plan Orsec contre la meth. Ses adeptes ne souhaitent pas se marginaliser mais au contraire se stimuler, travailler plus, se sentir en pleine possession de leurs moyens. Ils y parviennent un temps, avant de sombrer dans un véritable désastre personnel, social et économique.» Freng ouvre ses albums de photos montrant des labos clandestins du Nord-Ouest récemment visités par ses services: des cloaques jonchés de conteneurs de produits chimiques et maculés de résidus toxiques et cancérigènes, qui tiennent lieu de logement à des familles entières. Des faillites humaines et des gouffres financiers pour les municipalités. Chaque kilo de meth produit sept fois plus de déchets dangereux, dont la collectivité assure la décontamination au prix de 70 000 à 100 000 dollars par maison. Dans ces «meth houses», où les membres des équipes sanitaires n'entrent que revêtus de scaphandres, on trouve aussi, 4 fois sur 10, des enfants perclus d'ulcères et de brûlures, dont la moyenne d'âge ne dépasse pas 7 ans. En imposant, depuis 2004, le placement obligatoire des «meth kids», les gouverneurs et les municipalités ont vite saturé les institutions et le maigre réseau des familles d'accueil. Dans l'Oklahoma, faute de foyers, les enfants sont entassés dans des refuges. L'Oregon ne sait plus que faire de ses 5 500 gosses en rade, et l'Etat de Washington, qui en a placé 7 000 en cinq ans pour un coût annuel de 50 millions de dollars, étudie maintenant des alternatives, comme celle de les rendre aux mères qui s'engagent à lâcher la meth. Dans le sud de Tacoma, sur Martin Luther King Jr. Way, 10 femmes toxicomanes partagent une maison de trois étages pleine de fauteuils élimés et de tables à langer. La Phoebe House, un foyer cofinancé par la ville, leur permet de vivre avec leurs enfants après six mois de désintoxication, à condition d'entamer des études ou une formation professionnelle. «C'est un chantage, oui, reconnaît Sabra Lytle, 28 ans, chef de la maisonnée et ancienne meth kid. Mais c'est l'un des rares moyens de leur redonner un but dans la vie. Vous n'imaginez pas l'effet de cette dope.» Sabra, dont le père «cuisinait» le «speed» pour toute la famille, a perdu définitivement, en 2001, la garde de deux de ses cinq enfants pour cause de rechute. Ulisa, la seule Noire du groupe, et Brandi, fille d'un ingénieur de Seattle, évoquent leurs vies d'esclaves sous la coupe de leurs jules cuistots. 35% des accros sont des femmes.
La meth était pourtant l'apanage des guerriers. Synthétisées en 1919 par des chimistes japonais, les amphétamines nourrissaient le fanatisme des kamikazes de la Seconde Guerre mondiale et l'endurance des fantassins de l'empire, dont beaucoup étaient revenus accros. Dans le Japon d'après guerre, qui comptait près de 1,5 million de drogués aux psychostimulants, les troupes d'occupation américaines ont été initiées en masse. Mais l'Amérique n'était pas si candide. Ses pilotes lors de la guerre du Pacifique se dopaient eux aussi à la benzédrine, dont Jack Kerouac fit grand usage en 1957 pour écrire Sur la route en un temps record. Les ménagères soignaient alors leur blues et leur embonpoint à la Dexedrine, un médicament du même ordre. Les restrictions imposées dans les années 1960 aux prescriptions de stimulants ont consacré le monopole des Hells Angels sur la fabrication et la vente de meth aux camionneurs en quête d'un dopant pour les longs trajets de nuit. En 1987, des étudiants ont découvert dans les archives de l'Université de Californie à Berkeley la méthode utilisée par les troupes allemandes pour produire leurs amphétamines sur le front russe. La fameuse «méthode nazie», plus rapide et moins odorante, est aujourd'hui la plus utilisée dans les labos clandestins américains. Elle requiert un ingrédient indispensable: la pseudo-éphédrine, contenue dans les banals remèdes contre le rhume. Il aura fallu cinq ans de lutte des associations antidrogues contre le lobby de l'industrie pharmaceutique pour que ces produits, toujours distribués sans ordonnance, soient au moins retirés des rayons libre-service des grandes surfaces dans 27 Etats, et vendus uniquement sous le contrôle des pharmaciens. Les sénateurs du Midwest tentent de faire voter des restrictions nationales. Mais l'épidémie court. A Lakewood, une petite ville dans l'Etat de Washington, Larry Saunders, chef de la police locale, a dû se résoudre à fonder une brigade des stups. «A mon arrivée, en 1998, je passais mon temps à répondre aux violences dues à la drogue, maris cogneurs et conducteurs défoncés. Maintenant, je suis confronté aux effets du trafic de dope.» Le marché se professionnalise. Les dealers rétribués par les cartels mexicains vendent leurs doses entre 20 et 100 dollars à des camés sans le sou. Profitant de l'ouverture des frontières due aux accords de libre-échange nord-américains, les «pros» passent celles-ci sans problème avec des cargaisons d'éphédrine importées de Chine via Vancouver ou Mexico, qu'ils répartissent en divers points stratégiques des routes transcontinentales, dans des «superlabos» où leurs complices peuvent produire jusqu'à 40 kilos de meth par jour. La défonce entre dans l'ère industrielle. 70% des doses saisies cette année par la DEA provenaient non plus des forêts du Midwest, mais des usines de la mafia.